Rencontre avec Sandra Dessalines
L’équipe de Safety Promo a eu le privilège de s’entretenir avec Sandra Dessalines, une artiste dont le travail en papier mâché explore la mémoire de l’esclavage et la culture haïtienne.
1. Pouvez-vous nous parler de votre parcours artistique ?
J’ai toujours été attiré·e par les arts plastiques, mais c’est au fil des années que j’ai trouvé ma voie dans la sculpture en papier mâché. En Haïti, ce matériau est profondément ancré dans la tradition artisanale, notamment à travers les masques et les sculptures du carnaval. Sa malléabilité et son accessibilité me permettent d’explorer des formes expressives et organiques, traduisant à la fois la fragilité et la résilience de notre histoire.
2. Pourquoi avoir choisi la sculpture pour représenter la mémoire de l’esclavage et la culture haïtienne ?
La sculpture donne une présence physique aux récits, transformant des murmures de la mémoire collective en œuvres tangibles. L’esclavage et la culture haïtienne sont des réalités profondément incarnées. À travers mes sculptures, je cherche à leur donner une matérialité qui interpelle, qui force à se souvenir et à ressentir.
3. Quelles influences ont marqué votre travail ?
Mon travail est nourri par plusieurs influences. L’art vaudou haïtien, avec ses symboles puissants et sa spiritualité, occupe une place centrale dans mon inspiration. Les sculptures de Rémy Trottereau et les installations de Marc Petit me fascinent par leur capacité à raconter l’histoire. Je suis aussi profondément inspiré·e par des artistes engagés comme Ousmane Sow, dont l’exploration de la mémoire à travers la sculpture résonne avec ma propre démarche.
4. Comment traduisez-vous l’histoire et la mémoire de l’esclavage dans vos sculptures ?
Je travaille principalement sur la représentation du corps : souvent fragmenté, noué, marqué par des textures évoquant les cicatrices et la souffrance, mais aussi la résilience. J’intègre des éléments comme du tissu, du bois flotté ou des chaînes, autant de matériaux symbolisant l’histoire de la liberté. Mon objectif est de faire ressentir l’histoire non seulement intellectuellement, mais aussi physiquement.
5. Quels aspects de la culture haïtienne sont les plus présents dans votre travail ?
Le corps occupe une place centrale dans mon œuvre, inspiré par les postures expressives que l’on retrouve dans la danse, les cérémonies vaudou et l’histoire de la résistance haïtienne. Je sculpte des figures en tension, arquées, parfois fragmentées, traduisant à la fois la douleur et la force. Ces formes incarnent des récits de souffrance, mais aussi de dignité et de résilience.
Esthétiquement, je puise dans les sculptures traditionnelles haïtiennes, privilégiant des textures brutes et organiques, parfois fissurées, qui rappellent les cicatrices de l’histoire. Les silhouettes allongées, torsadées, évoquent le mouvement et la transformation, en écho aux danses rituelles où le corps devient un vecteur de mémoire et de spiritualité.
6. Comment l’art peut-il contribuer à la préservation et à la transmission de cette mémoire ?
L’art est une forme de résistance et de transmission. En matérialisant la mémoire à travers la sculpture, on la rend vivante et accessible, notamment aux jeunes générations qui méconnaissent parfois leur propre héritage. L’art crée des espaces de dialogue où l’histoire n’est pas seulement racontée, mais aussi ressentie.
7. Quel message souhaitez-vous faire passer à travers vos œuvres ?
Mon message est celui de la mémoire et de la résilience. Il est essentiel de ne pas oublier d’où nous venons ni les luttes de ceux qui nous ont précédés. Mais au-delà de la douleur, mon travail exprime aussi la beauté, la force et l’espoir qui émanent de notre héritage.
8. Pouvez-vous nous décrire votre processus de création, de la conception à la réalisation d’une sculpture ?
Tout commence par une réflexion sur la forme et le message que je veux transmettre. Ensuite, j’applique plusieurs couches de papier mâché pour créer les volumes, que je sculpte et affine progressivement. Une fois la structure sèche, j’ajoute des détails avec de la peinture, des pigments naturels et parfois des éléments comme du tissu ou du métal.
9. Quels matériaux utilisez-vous et comment les sélectionnez-vous ?
Je travaille principalement le papier mâché, mais aussi le bois, le métal rouillé, le tissu et les perles. J’aime utiliser des matériaux récupérés, car ils portent une histoire en eux. Par exemple, j’ai intégré des ficelles et des clous dans certaines œuvres pour inscrire symboliquement des fragments de mémoire.
10. Quelle est la symbolique derrière vos choix de formes et de couleurs ?
Chaque élément a une signification. Les corps en tension ou noués rappellent la souffrance et la résistance des esclaves. J’utilise beaucoup le noir et l’ocre, qui symbolisent respectivement la terre et les ancêtres. Ces choix visuels sont essentiels pour transmettre la profondeur émotionnelle de mon travail.
11. Comment votre travail est-il perçu en Haïti et à l’international ?
En Haïti, mes sculptures suscitent souvent des réactions fortes, car elles abordent des sujets sensibles. Elles sont néanmoins reconnues pour leur ancrage profond dans notre culture. À l’international, mon travail est perçu comme une porte d’entrée vers l’histoire haïtienne, permettant de mieux comprendre notre passé et notre richesse artistique.
12. Avez-vous des projets d’exposition ou de collaboration à venir ?
Oui, je prépare une exposition mettant en dialogue mes sculptures avec des textes d’écrivains haïtiens sur la mémoire de l’esclavage. Par ailleurs, je collabore avec des artisans pour créer une série d’œuvres inspirées des pratiques traditionnelles du vodou.
13. Quels sont les principaux défis que vous rencontrez en tant qu’artiste engagé·e dans la mémoire historique ?
L’un des plus grands défis est la reconnaissance et le soutien. Aborder des thèmes comme l’esclavage et la mémoire coloniale peut déranger, ce qui complique l’accès à certains espaces d’exposition. Sur le plan matériel, travailler avec des matériaux recyclés demande du temps et une grande ingéniosité.
14. Quel impact espérez-vous avoir sur les nouvelles générations ?
J’aimerais que mon travail les aide à se réapproprier leur histoire, à en être fiers et à comprendre que la mémoire n’est pas un fardeau, mais une force. Si mes œuvres peuvent inspirer ne serait-ce qu’un·e jeune à explorer ses racines ou à créer à son tour, alors j’aurai accompli quelque chose de significatif.
OLGUINE DEPARD